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Développement des publics : à qui revient le fardeau ?

  • Photo du rédacteur: Mickaël Spinnhirny
    Mickaël Spinnhirny
  • il y a 1 jour
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 9 heures

NOTE 1 Le présent texte a été écrit en prenant en compte le contexte spécifique de la danse contemporaine au Québec. Il s’appuie sur une lecture de l’évolution du marché québécois, du système de financement public, et du rôle qu’y jouent les diffuseurs, producteurs et artistes. Ce n’est ni un modèle exportable, ni une prise de position sur d’autres disciplines artistiques, ni un commentaire sur des réalités internationales. Il s’agit ici d’un regard situé, bienveillant, mais lucide, sur l’état actuel de notre écosystème. Un regard qui ne cherche pas à pointer du doigt, mais à comprendre. Un regard qui reconnaît la complexité d’un système en mutation, et qui souhaite ouvrir la discussion plutôt que clore le débat.


C’est la grande équation non résolue de notre écosystème artistique : comment développer les publics — et surtout, qui en porte la charge ? Depuis plusieurs années, cette question flotte comme un parfum persistant au-dessus de nos discussions. Elle revient dans les bilans de saison, dans les plans stratégiques, dans les conversations entre deux portes après une représentation à moitié pleine. Ce qu’on appelle pudiquement « développement des publics » semble devenu un impératif moral, économique, presque existentiel. Mais alors, à qui revient ce fardeau, vraiment ?



Le diffuseur : entre mission de proximité et logique de remplissage

Du côté des diffuseurs, le mandat est souvent clair : remplir la salle. Créer des ponts avec la communauté. Offrir une programmation qui reflète la diversité des propositions artistiques, tout en s’assurant que le public suive, reste, revienne. Et dans une époque où l’offre culturelle est plus vaste que jamais — et la compétition féroce — cette mission devient un exercice de funambulisme. Le diffuseur est souvent le premier lien entre l’œuvre et son public. Il connaît son territoire, ses habitudes, ses fragilités. Il est à la fois hôte, médiateur, et parfois même éclaireur. C’est souvent grâce à lui que les œuvres trouvent une scène. Mais ce rôle s’accompagne de pressions bien réelles. Face à des quotas de fréquentation à atteindre, des attentes de rentabilité, la tentation est grande de privilégier les œuvres dites « accessibles », « rassembleuses », au détriment des propositions plus radicales, moins immédiates. La logique de billetterie peut, insidieusement, modeler l’offre artistique. Alors, le diffuseur devrait-il se contenter de programmer ce qui attire déjà, ou oser créer le désir pour ce qui n’est pas encore connu ?


Le producteur : faire tourner ou faire rêver ?

Le producteur, lui, avance sur une corde tout aussi fine. Il doit assurer la viabilité économique de ses projets, chercher des partenaires, multiplier les représentations. Son succès se mesure souvent en tournées réussies, en ententes signées, en œuvres vues — et revendues. Le producteur est l’artisan de la durée. Il donne à une œuvre la chance de vivre au-delà de sa première, de voyager, de rencontrer différents publics. Il joue un rôle clé dans la professionnalisation des artistes, dans la structuration des carrières, dans la pérennité du secteur. Mais là aussi, la pression du « vendable » est bien réelle. Certains producteurs se voient poussés à formater l’offre, à privilégier les projets « qui tournent bien », qui « cochent les cases ». Dans cette logique, le développement des publics devient parfois une course à l’adaptation : comment rendre l’œuvre plus lisible, plus exportable, plus agréable à consommer. Faut-il alors que le producteur sacrifie un peu d’originalité pour que l’œuvre circule mieux ? Ou oser défendre la singularité, quitte à risquer l’isolement ?


L’artiste : créer pour qui, et à quel prix ?

Et puis, il y a l’artiste. Celui ou celle sans qui rien ne commence, qui invente les gestes. Mais à qui l’on demande de plus en plus d’anticiper le public. De « penser l’expérience », de « rejoindre les gens », de « susciter l’intérêt ». Tout ça en préservant l’intégrité de la démarche. L’artiste est un capteur de temps. Il crée l’inédit, déplace les lignes, offre d’autres perspectives. Lorsqu’il est bien accompagné, il peut toucher profondément les audiences, même celles qui ne pensaient pas « aimer la danse ». Il peut surprendre, faire naître l’émotion brute, reconnecter au sensible. Mais peut-on exiger de lui qu’il soit à la fois poète, pédagogue, stratège en développement des publics ? Créer, ce n’est pas calculer une cible démographique. La vraie œuvre ne se pense pas en termes de « segments », de « persona » ou de « potentiel de remplissage ». L’artiste doit-il se conformer aux attentes du marché ou continuer à creuser des sillons, en espérant que le public viendra ?


Et si le vrai problème, ce n’était pas le public… mais notre rapport à lui ?

Peut-être qu’on regarde dans la mauvaise direction. Peut-être que ce n’est pas le public qu’il faut « développer », mais notre rapport collectif au public qu’il faut transformer. Trop souvent, on parle du public comme d’une entité passive, à éduquer, à séduire, à convaincre. Mais on oublie que ce public est pluriel, mouvant, imprévisible. Qu’il n’existe pas un public, mais des publics. Et qu’on ne peut pas les aborder avec un seul prisme. On veut qu’il vienne, mais selon nos modalités. On veut qu’il soit curieux, mais pas trop dérouté. On veut qu’il revienne, mais sans avoir à changer nos pratiques. Et si, au fond, on ne savait plus très bien ce qu’on attend de lui ? Un acheteur ? Un converti ? Un témoin ? On se retrouve alors à projeter nos incertitudes sur lui. À lui faire porter nos propres contradictions. Et on transforme une relation vivante, potentiellement bouleversante, en un enjeu de performance. Mais une relation, ça se construit. Ça se cultive. Ça se rêve.


Le danger des tournées forcées

Il faut aussi rappeler une chose essentielle, trop souvent oubliée dans les logiques de diffusion actuelles : tous les spectacles ne peuvent pas aller partout, tout de suite. Chaque territoire a son rythme, son histoire, ses affinités, son niveau d’exposition à la danse contemporaine. Forcer artificiellement la présence d’une œuvre dans un lieu où le contexte n’est pas encore prêt, c’est risquer le rejet, l’indifférence, ou pire : la dissonance. Et pourtant, les programmes publics d’aide à la diffusion incitent — parfois de façon insistante — à inclure des dates, multiplier les lieux, remplir des cases, sans toujours se poser la question du temps nécessaire à la relation. On parle d’accès, d’équité territoriale, d’ouverture — et ce sont des objectifs nobles — mais le développement d’un public ne s’impose pas, il se travaille. Il s’apprivoise. Il se construit avec soin. Ce n’est pas une question de mépris des régions ou de peur de l’inconnu, c’est une question de respect du cycle vivant des communautés artistiques. Parfois, un premier contact avec une œuvre se fera par une discussion, un atelier, une médiation. Et la représentation viendra après. Ou bien elle viendra dans cinq ans. Et ce sera très bien comme ça. Prétendre que tous les publics sont au même endroit dans leur parcours de spectateur·trice, c’est ignorer la diversité des sensibilités, des réalités sociales, des territoires. 


Célébrer les forces de chaque maillon, pour bâtir ensemble

Il est temps de changer de vocabulaire. De parler moins de fardeau, et plus de responsabilité partagée. Le diffuseur, le producteur, l’artiste ont chacun leurs forces. Leur rôle est précieux, distinct, et nécessaire. Plutôt que de se renvoyer la balle du développement des publics, pourquoi ne pas inventer une stratégie collective, adaptée à chaque territoire, chaque œuvre, chaque communauté ? Oui, il faut prendre des risques. Oui, il faut dialoguer, s’écouter, s’ajuster. Mais il faut surtout se faire confiance. Le public n’est pas un problème à résoudre. C’est un partenaire à rencontrer. Et si on osait construire des ponts, plutôt que des stratégies ? Et si la prochaine révolution de la danse québécoise n’était pas dans la forme, mais dans la manière dont on la partage ?


Alors, concrètement, ça ressemblerait à quoi ?

On parle beaucoup de collaboration, de maillage, d’alliances. Mais si on veut que ça dépasse les beaux principes, il faut aussi imaginer des gestes concrets, des formes hybrides, des dynamiques à inventer ensemble. Alors voilà à quoi ça pourrait ressembler — pas comme des recettes, mais comme des invitations :

  • Du côté des bailleurs de fonds : aucune transformation durable du lien au public ne peut se faire sans un écosystème financé de manière cohérente et soutenue. Aujourd’hui, au Québec, le poids économique repose trop souvent sur les épaules du public et de l’artiste. Le prix des billets est élevé, les diffuseurs manquent de marge pour oser, les artistes sont contraints à la précarité, et les producteurs tirent sur toutes les ficelles pour faire exister les tournées.

  • Du côté des diffuseurs : instaurer la présence d’un·e artiste associé·e. Comme cela se fait dans plusieurs maisons en Europe, il ne s’agit pas simplement d’inviter une compagnie à créer ou à présenter une œuvre, mais d’inscrire un·e artiste dans la vie du lieu, dans sa programmation, dans ses stratégies de lien avec la communauté. Cela pourrait vouloir dire : participer aux choix de saison, co-imaginer des médiations, offrir des classes ouvertes, être présent·e de façon organique et régulière dans la structure.

  • Du côté des producteurs : tisser des ponts avec d’autres secteurs. Pourquoi ne pas explorer des terrains fertiles hors du cadre artistique traditionnel ? Tourisme, gastronomie… Les occasions de collaboration sont nombreuses. Ces croisements ne diluent pas l’art, au contraire : ils le remettent en mouvement, en dialogue avec d’autres sensibilités, d’autres publics.

  • Du côté des artistes : carte blanche pour tout imaginer. L’idée, ce n’est pas de se plier aux cadres existants, mais de jouer avec, de les contourner, de les métamorphoser… à plusieurs. Être stratégiquement libre, oui, mais collectivement audacieux. Et surtout, ne pas attendre l’invitation pour se rendre visible. Prendre l’espace. Le hacker, parfois. Le poétiser, toujours. En bref, tout est permis — sauf l’isolement.


NOTE 2 Nous avons choisi d’utiliser volontairement le terme « producteur », bien qu’il soit peu répandu dans le secteur de la danse. Ce terme fait ici référence à une réalité hybride, qui englobe à la fois la posture de producteur délégué (porteur de projet, responsable de la production et de la diffusion, commande chorégraphique) et celle d’agent (représentation, accompagnement, mise en marché). C’est dans cet esprit que CAPAS exerce ses activités. Le terme est donc utilisé comme un levier de réflexion sur une fonction qui, bien qu’encore marginale dans notre discipline, pourra faire l’objet d’un prochain édito.

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